Il s'appelait Jean


Lorsqu’il avait appris la nouvelle de la mobilisation générale, il n’avait pas voulu le croire… Son voisin lui avait annoncé en rentrant du village que les cloches avaient sonné, mais leur ferme était trop loin. Lui ne les avait pas entendus… Il n’osa pas en parler à sa femme en rentrant… Pourquoi l’inquiéter si ce n’était pas vrai… Toute la nuit, il y avait pensé… Et puis le lendemain, il avait pris le chemin du village…

Et là, il avait vu l’affiche… C’était donc vrai ! Il allait falloir partir… Expliquer à Aurore que la guerre était là, qu’il fallait partir… La laisser seule à la ferme avec leur fils… Les récoltes n’étaient pas terminées, loin de là… Comment allait-elle faire ?



Il ne lisait pas les journaux très souvent, il n’avait pas bien compris pourquoi cette guerre… Au café, il avait discuté avec des amis, des connaissances, et tout le monde s’accordait à dire que ça ne durerait pas…

Non ça ne durerait pas, c’était certain… C’est ce qu’il dirait à Aurore aussi, pour la rassurer… et aussi certainement pour s’en convaincre lui-même…

Bien entendu, ses yeux bleus s’embuèrent lorsqu’il lui expliqua qu’il devait partir sans tarder pour rejoindre Marmande où se situait le casernement de son régiment… Il lui avait dit que ça ne durerait pas, elle avait répondu « oh c’est sûr, ça ne durera pas… ». Mais il avait bien vu dans son regard, qu’elle n’en croyait rien… Son fils n’avait pas compris du haut de ses 3 ans… Il s’appelait Jean, comme lui et comme son père avant lui… Une transmission évidente… Son regard clair, ses cheveux bruns, sa fossette au menton : il l’avait regardé longuement avant de partir. Quand il reviendrait, quel âge aurait-il ? Le reconnaîtrait-il ? Allez… Il fallait se faire à l’idée que ça ne durerait pas, très certainement…

Il se mit en chemin vers la gare, emportant son baluchon : deux chemises, un caleçon, deux mouchoirs. Ça, c’était le minimum recommandé sur le livret militaire, mais il savait bien qu’Aurore avait mis des choses en plus. Elle lui avait bien sûr préparé une bonne collation à emporter avec lui… Le voyage se ferait en train…

Retrouver sa garnison… Se voir attribuer son équipement complet… Et le voyage, débuté dans la nuit du 5 au 6 août… Il était d’autant plus triste qu’il pensait à Jean, dont c’était l’anniversaire… Le premier qu’il ne fêterait pas avec lui… Combien d’autres suivraient ? Il revoyait son sourire, son regard bleu azur… Sa petite main potelée lui faisant au revoir quelques jours auparavant…

Traverser la France en train, direction les Ardennes… Le bruit, la promiscuité, l’inconfort de cette transhumance… Ce n’était qu’une introduction si légère par rapport à tout ce qui arriva par la suite… L’horreur des combats, des obus qui éclatent, des amis qui tombent, du goût de la terre dans sa bouche… La peur… La peur… Une peur immense, qui dévore… Qui ronge… Qui fait pleurer et gémir dans le sommeil…

Les combats qui s’enchaînent, les déplacements des bataillons… Les paysages si différents à son riant Lot-et-Garonne, lui faisant si cruellement ressentir le manque de chez lui, de sa ferme, de son travail, de sa famille…

Plusieurs mois à enchaîner les marches en colonnes, les combats, les vagues d’assaut, puis les cantonnements dans les tranchées… Le froid, la neige… Le martèlement des obus… Les cris, les gémissements, les hurlements… Comment supporter ce froid, cette humidité…

Il fermait les yeux, revoyait la plaine du Dropt depuis la terrasse de la maison construite par ses ancêtres, les champs sous le soleil, le ciel blanc-bleu des journées d’été…

Autour de lui, tout était couleur de deuil : le gris du ciel, le gris de la neige piétinée, le noir de la terre, les visages gris de ses compagnons…

Le 16 février 1915, sur une butte de terre grise de la Marne, un obus arrêta cette souffrance. En un éclair, il se noya dans le regard bleu de Jean qui n’avait pas quitté son souvenir.

Aurore devint veuve. Pour la deuxième fois. Elle avait perdu son premier mari d’une vilaine maladie. C’était une chance d’avoir rencontré Jean, qu’il ait voulu d’elle. Ils étaient tellement heureux ensemble, et la vie lui emportait à nouveau l’homme qu’elle aimait. Leur fils Jean avait désormais 3 ans et demi. C’était difficile de lui faire comprendre. Mais avec le temps il apprendrait à vivre en orphelin.

La vie était dure à la ferme. Bien sûr, ses beaux-parents étaient présents, mais ils étaient vieux, fatigués et ne pouvaient pas l’aider pour tout… Malgré tout, le temps n’était pas à la plainte.

Toute sa vie serait désormais consacrée à son fils. Et à cette ferme, qu’il reprendrait plus tard.

Plus de quatre-vingt-cinq années plus tard, lorsque sa fille demanda à Jean, innocemment :

- « Il avait les yeux de quelle couleur ton père ? »
- « Je ne sais pas… Je ne me souviens pas… »

En disant cela, c’était le petit enfant de trois ans, les yeux bleus embués de larmes qui parlait.


J’ai pris conscience à ce moment-là, que mon grand-père était un orphelin.

Et que malgré son grand-âge, les bonheurs et les malheurs qu’il avait eu dans sa vie : ses enfants, ses petits-enfants, ses arrière-petits-enfants, il avait en lui une douleur irréparable : celle de n’avoir pas connu son père. Que le seul souvenir de ce père, était cette photo encadrée et accrochée au mur d’une chambre : éternel jeune homme dans sa tenue de soldat, la moustache lissée mais dont le regard était pour toujours sépia.


A mon grand-père Jean, et à son père Jean 







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